lana caprina

Wednesday, March 30, 2005

Séquence de Pâques: une des plus belles histoires du monde

(...)
Le condamné, insulté, frappé, tourmenté par d'épaisses bruttes dont plusieurs sont probablement de bons pères de famille, de bons voisins, de bons types, forcé de traîner la poutre de son gibet, comme dans les camps, parfois, les prisonniers traînaient une pelle pour creuser leur fosse. Le petit groupe des amis restés tout près du supplicié, acceptant l'humiliation et le danger qu'encourt la fidelité. Les chamailleries des gardiens qui se disputent la défroque vide, comme en temps de guerre les camarades d'un mort se disputent parfois son ceinturon et ses bottes.
La tendresse se faisant jour sous la forme recommandations aux siens, de la part d'un être trop pris jusque-là par sa mission pour songer beaucoup à eux: le mourant donnant pour fils à sa mère son meilleur ami. (Ainsi, de notre temps, par tous pays, les dernières lettres de condamnés ou de soldats partant pour une mission dont ils ne reviendront pas, pleines de conseilles quant au mariage de la soeur ou à la pension de vieille mère.) L'échange de propos avec un condamné de droit commun en qui on a reconnu un homme de coeur; la longue agonie au soleil, au vent aigre, à la vue de la foule qui, peu à peu, s'écoule parce que ça n'en finit pas. L'exclamation qui semble indiquer que, pour que tout soit accompli, le désespoir est un état par lequel il faut passer. «Pourquoi m'as-tu abandonné?» Et, dans quelques heures, ces pauvres gens obtiendront pour leur mort l'aumône d'un tombeau et les factionnaires (on se méfie des rassemblements) dormiront près du mur comme naguère près du vivant angoissé les humbles compagnons fatigués.
Quoi encore? Les heures, les jours, les semaines qui s'écoulent ensuite entre deuil et confiance, entre fantôme et Dieu, dans cette atmosphère crépusculaire où rien n'est tout à fait avéré, vérifié, probant, mais où passe le courant d'air de l'inexplicable, comme dans tels de ces pauvres rapports faits à des sociétés pour l'avancement des sciences psychiques, d'autant plus troublants qu'ils sont inconclusifs. L'ancienne fille de joie venue au cimetière prier et pleurer, et croyant reconnaître celui qu'elle a perdu sous l'aspect du jardinier. (Quel plus beau nom donner à celui qui fait lever tant de semences dans l'âme humaine?) Et plus tard, quand l'émotion, comme disent les rapports de police, s'est un peu calmée, les deux fidèles marchant le long d'une route, rejoint par un sympathique voyageur qui consent à s'attabler avec eux à l'auberge et disparaît au moment où ils se disent que c'est Lui. L'une des plus belles histoires du monde s'achève par ses reflets d'une Présence, assez semblables à des nuages que colore encore le soleil passé sous l'horizon.
«Je me sentirais plus près de Jésus s'il avait été fusillé plutôt que crucifié», me disait un jour un jeune officier ayant fait la guerre de Corée. C'est pour lui et pour tous ceux qui ne parviennent pas à retrouver l'essentiel sous ce qu'on pourrait appeler les accessoires du passé, que je me suis risquée à écrire ce qui précède.

MARGUERITE YOURCENAR [1977]

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